
Par Syliane BADRAN
Doctorante contractuelle en droit privé à l’URCA – CEJESCO
Le 30 juin 2020, le décret n°2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives paraît au journal officiel. Ce décret intervient quatre ans après la loi n°2016‑1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique et vient en application des articles 20 et 21[1]de ladite loi. Cette mise à disposition du public des décisions de justice se fera sous l’égide de la Cour de cassation pour les décisions des juridictions judiciaires et du Conseil d’État pour les décisions des juridictions administratives. Que retenir du décret ?
Le respect de l’interdiction de réidentification des personnes concernées – L’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire résultant de la loi n°2019-222 du 23 mars 2019 pose l’obligation « d’occulter les noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu’elles sont parties ou tiers ». De plus, « Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe ». La décision d’occulter le nom des magistrats relève du chef de juridiction. La transmission aux tiers par la Cour de cassation et le Conseil d’État ne se fera qu’après occultation des éléments d’identification. Cet article pose l’interdiction de réidentification des professionnels judiciaires (magistrats et greffes) dans le but de « prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées ». L’occultation du nom des magistrats fait débat dès lors que certains magistrats craignent que l’absence d’occultation conduise à une mise en cause plus aisée de leurs décisions « en révélant des tendances propres à chaque juge »[2]. En effet, la révélation des tendances propres à chaque juge risque de multiplier les recours pour rupture d’égalité des justiciables devant la justice dès lors que pour deux affaires similaires, tel juge a plutôt tendance à rejeter la demande et tel autre l’accepte plus facilement. Dans ce cas, les parties pourront arguer que le rejet n’est dû qu’à la personnalité de ce juge et que si tel autre juge avait statué sur l’affaire, elles auraient pu voir leur demande accueillie.
Une diffusion des décisions progressive – Les premières décisions des juridictions judiciaires concernées par l’open data sont les décisions de la Cour de cassation dont la transmission est prévue en septembre 2021, suivies par celles des cours d’appel en matière civile, sociale et commerciale dont la diffusion est prévue pour le début de l’année 2022. Cette mise en œuvre progressive, si ce n’est lente, risque de créer des lacunes dans ce qui se veut une base de données fournie qui servirait de source d’information pour le développement des algorithmes dits de « justice prédictive ». En effet, ces algorithmes puisent les critères nécessaires à leur mise en œuvre dans une base de données composée des décisions pertinentes pour un même type de contentieux. L’efficacité des algorithmes dépend donc de la qualité de la base de données. Le retard pris dans la création d’une base de données de qualité risque donc de se reporter sur la création d’algorithmes efficaces, l’efficacité étant entendue comme le fait de fournir des résultats pertinents eu égard à la situation de faits qui lui est soumise. Cela est d’autant plus vrai que les limites posées par le décret à la délivrance aux tiers des décisions de justice empêchent la constitution de bases de données personnelles[3] en précisant que pourront être rejetées les demandes de mise à disposition de décisions si « elles présentent un caractère abusif notamment par leur nombre ou leur caractère répétitif ». Cela signifie que le seul canal de mise à disposition du public des décisions de justice passe par le mécanisme institué par le décret. Cette disposition critiquée a été validée par le conseil constitutionnel considérant que « les tiers peuvent également, sous réserve de dispositions particulières, accéder aux décisions de justice par la voie de leur mise à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique »[4].
Les limites posées à la délivrance aux tiers des décisions de justice – La délivrance aux tiers est soumise à conditions dans certains cas. L’article 6 du décret prévoit les cas pour lesquels la communication aux tiers est soumise à des conditions particulières. C’est le cas par exemple des « copies des décisions non définitives, des décisions rendues par le juge d’instruction (…) », qui ne sont délivrées « qu’après autorisation du procureur de la République ou du procureur général et uniquement si le demandeur justifie d’un motif légitime ». Même si la communication des décisions rendues publiquement n’est normalement soumise à aucune condition, certaines demandes de communication sont refusées si elles sont jugées « abusives, en particulier par leur nombre ou leur caractère répétitif ». Le caractère abusif de la demande sera analysé par les juridictions judiciaires ou administratives et il appartiendra donc à la Cour de cassation et au Conseil d’État de dessiner les contours de la notion de « demandes abusives par leur nombre ou leur caractère répétitif » avec un risque de contradiction entre les deux ordres de juridictions. Si on retrouve l’impossibilité de constituer sa propre base de données évoquée au paragraphe précédent, certains auteurs y voient un frein à l’activité de certains professionnels (avocats, chercheurs, …)[5]. En effet, la mise à disposition du public des décisions n’est pas réalisable dans l’immédiat, le décret renvoyant lui-même à un arrêté pour sa mise en œuvre. La délivrance des décisions est quant à elle limitée et peut être refusée si les demandes d’un tiers sont nombreuses ou répétitives.
[1] L’article 20 de la loi pour une République numérique modifie l’article L10 du code de justice administrative et prévoit la mise à disposition du public des décisions des juridictions administratives. L’article 21 modifie quant à lui l’article L111-13 du code de l’organisation judiciaire et prévoit la mise à disposition du public des décisions des juridictions judiciaires. Ces deux articles prévoient que cette mise à disposition doit se faire dans le respect de la vie privée des personnes concernées par les décisions et après examen des risques de réidentification.
[2] P. JANUEL, « Un pas pour l’open Data des décisions de justice », Dalloz Actualité, 3 juillet 2020
[3] N. FRICERO, « Diffusion au public et délivrance aux tiers des décisions des juridictions judiciaires », JCP G n°28, 13 juillet 2020
[4] Cons. Constit. 21 mars 2019, n°2019-778 DC
[5] T. PERROUD, P. BOURDON, L. CLUZEL, O. RENAUDIE, « L’open Data ou comment accomplir (enfin !) la promesse de publicité de la justice », Dalloz Actualité, 12 octobre 2020.