
Par Boubacar CAMARA
Doctorant contractuel en droit privé à l’URCA – CEJESCO
L’usucapion, ou prescription acquisitive, est un mode d’acquisition de la propriété[1]. Elle offre la possibilité au possesseur d’une chose, qui n’en est pas propriétaire, de le devenir après l’écoulement d’une certaine durée[2]. Ce délai de droit commun est de trente ans[3] et court à compter du premier jour qui suit l’entrée en possession utile du possesseur ou de son auteur[4]. Lorsque les conditions de la possession sont réunies, le possesseur acquiert la chose à l’expiration du délai, sans considération de sa bonne ou mauvaise foi[5].
Ce mode d’acquisition de la propriété peut, certes, créer une injustice si le possesseur est un spoliateur[6]. Il présente néanmoins l’avantage de consolider la situation de fait du possesseur de bonne foi et d’éviter également les troubles sociaux qui résultent de l’expulsion des occupants de la chose. Il ne fait nul doute que, ces derniers temps, les troubles sociaux sont récurrents au Sénégal et plus précisément dans les zones urbaines comme Dakar, la capitale. De tels troubles sont souvent la conséquence des litiges fonciers relatifs à l’habitation. La récente affaire de la Cité Terme Sud, par exemple, est illustrative à cet égard. En effet, soixante-dix-neuf (79) familles qui étaient logées dans cette cité à Ouakam ont été délogées par l’armée sur le fondement d’une décision définitive de justice favorable à la Coopérative militaire de construction (COMICO). Cette mesure d’expulsion, bien que fondée sur une décision de justice, a créé une psychose dans cette localité de Dakar où des enfants, des personnes vulnérables et/ou âgées se sont retrouvées du jour au lendemain sans domicile. L’affaire de la famille Pouye s’inscrit dans ce même sillage. Après avoir vécu près de soixante (60) ans dans la villa 218 de Ouagou Niayes 2, cette famille se retrouve sans domicile au moment même de la propagation de la Covid19.
Une analyse minutieuse des affaires précitées conforte la thèse selon laquelle la recrudescence des litiges fonciers afférents à l’habitation résulte en partie de l’insuffisance des modalités d’acquisition d’un droit réel immobilier en droit sénégalais. Dans cet ordre juridique, l’acquisition de la propriété immobilière est conditionnée à la mention du nom de l’occupant du bien sur le titre foncier. Ce faisant, un citoyen qui croit détenir un bien immobilier en pleine propriété, peut soudainement subir une procédure d’expulsion lorsqu’un tiers présente un titre foncier portant sur le dit bien. C’est ainsi qu’au regard de la législation sénégalaise, rigoureuse en matière foncière, il n’y a pas lieu de trouver des alternatives au profit des particuliers de bonne foi, ne bénéficiant alors d’aucune protection juridique. Si l’on considère la loi comme le simple reflet des réalités sociales, l’usucapion ne devrait-elle pas être admise en droit sénégalais ? Il est évident que les litiges fonciers ne cessent d’engorger les tribunaux[7]. C’est pourquoi ce mécanisme doit être instauré afin de protéger les possesseurs de bonne foi d’une éventuelle mesure d’expulsion.
I. L’exclusion actuelle de la prescription acquisitive
L’acquisition de la propriété immobilière est rigoureusement encadrée en droit sénégalais. Le droit de propriété est régi par le régime de l’immatriculation qui permet la constitution de droits réels sur l’immeuble[8]. L’immatriculation lui garantit la sécurité des transactions à venir[9].
Fondé sur le système du livre foncier, l’acquisition de ce type de droit ne peut s’opérer en l’absence d’immatriculation du bien au nom du requérant. C’est la raison pour laquelle un occupant d’un bien ne peut invoquer sa bonne foi pour acquérir un terrain immatriculé au nom d’un tiers. La législation sénégalaise n’admet pas l’acquisition de la propriété par l’écoulement de la prescription[10]. L’usucapion ne peut alors servir de preuve, quelle que soit la durée[11] de la possession. Ce mode d’acquisition de la propriété est strictement limité en droit sénégalais à la matière mobilière. C’est l’article 262, alinéa 1 du Code des obligations civiles et commerciales (COCC) qui le prévoit. Aux termes de ce texte, « en matière mobilière, l’acquéreur de la chose d’autrui en devient propriétaire lorsqu’il l’a reçue de bonne foi ».
Le rejet de l’usucapion comme mode d’acquisition de la propriété remonte au décret foncier du 26 juillet 1932[12], notamment à son article 82, alinéa 1 qui prévoyait que « La prescription ne peut, en aucun cas, constituer un mode d’acquisition de droits réels sur des immeubles immatriculés ou de libération des charges grevant les mêmes immeubles ». L’acquisition d’un bien immobilier par la prescription acquisitive[13] au profit de l’État était toutefois envisagée. C’est ce qui ressort de l’alinéa 2 lorsqu’il évoque qu’« un immeuble immatriculé abandonné pendant trente années consécutives par ces occupants légitimes sera considéré comme vacant et incorporé au domaine de l’État […] ». Le contenu de cette disposition a été textuellement repris par l’article 33 de la loi du 30 mars 2011 portant régime de la propriété foncière[14].
Pourtant, cette inexistence de l’usucapion en droit sénégalais semble contraster avec la mentalité de la population sénégalaise. L’analphabétisme et la méconnaissance de la langue française entraînent une ignorance des textes juridiques. Des particuliers héritent parfois des biens immobiliers non immatriculés ou achètent des biens dont les formalités légales requises n’ont jamais été accomplies. Ces derniers croient détenir des biens en pleine propriété, alors qu’en réalité ils ne sont que de simples occupants. Or, la législation sénégalaise en matière foncière considère que l’acquéreur d’un terrain objet d’un titre foncier, qui procède par acte sous seing privé auprès d’une personne qui n’en est pas propriétaire, ne peut invoquer sa bonne foi[15]. En effet, « l’acquisition du droit réel résulte de la mention au titre foncier du nom du nouveau titulaire du droit […][16]. De plus, l’immatriculation est obligatoire pour la validité des conventions constituant, modifiant ou transférant des droits réels immobiliers[17]. L’article 380 du COCC sanctionne le défaut de l’immatriculation par la nullité absolue. Il en résulte qu’un immeuble immatriculé ne peut être soustrait au régime ainsi adopté pour être placé à nouveau sous l’empire de celui auquel il était soumis antérieurement. Cette restriction du mode d’acquisition de la propriété, si elle tendait à assurer la sécurité des citoyens en leur permettant d’avoir des titres définitifs sur leurs biens, est parfois source d’insécurité juridique. D’où la nécessité d’un admission partielle de l’usucapion.
II. Une proposition d’adoption de la prescription acquisitive
L’usucapion devrait être admise de manière partielle dans l’ordonnancement juridique sénégalaise. Cette institution, telle qu’existe en droit français, profite après l’expiration d’un délai trentenaire au possesseur, peu importe qu’il soit de bonne foi ou de mauvaise foi. C’est pourquoi son adaptation est nécessaire dans le contexte sénégalais. Nous suggérons son admission qu’au profit des possesseurs de bonne foi. Il est évident que ces derniers méritent une protection législative particulière. Il est difficile de concevoir qu’une famille qui possédait un bien immobilier après plusieurs décennies et en vertu d’un titre dont elle ignorait le vice soit traitée comme un usurpateur[18]. L’affaire de la famille Pouye est illustrative à cet égard. Ce spectacle désolant aurait pu être évité si le droit sénégalais admettait l’usucapion. Il leur suffisait de prouver devant le juge l’existence de la possession afin de paralyser le titre foncier détenu par le revendiquant[19]. Si le rejet de l’usucapion était fondé par le souci de décourager l’usurpateur, l’évolution sociale a souligné que cette conception des choses a montré ses limites : elle risque de devenir une arme fatale pour les personnes de bonne foi. Son admission en droit sénégalais permettrait de protéger les possesseurs de bonne foi de toute éventuelle expulsion.
L’acquisition de la propriété immobilière par le biais de l’usucapion permet d’atténuer les troubles sociaux résultant des expulsions, en sanctionnant le propriétaire négligent au détriment du possesseur qui a mis en valeur le bien[20]. En délaissant son bien à la possession d’un tiers pendant un certain temps, il a négligé l’usage de sa propriété de sorte que, si le possesseur était, lors de son entrée, un fauteur de trouble, passé un certain temps, c’est le propriétaire qui trouble la paix sociale en contestant la situation de fait qu’il a laissée s’établir[21]. Dans la tradition africaine, la mise en valeur du bien constituait un critère d’octroi de la propriété. La terre appartenait ainsi à tous ceux qui la mettaient en valeur[22]. L’admission de cette institution permettait d’assurer la paix sociale. Le droit ne doit pas permettre au propriétaire négligent de causer un trouble social.
Il convient également de préciser que l’usucapion trentenaire comme mode d’acquisition de la propriété s’adapte au contexte sénégalais. L’usucapion abrégée de dix (10) qui existe en droit français contraste avec la mentalité de la population sénégalaise. Elle permet au possesseur d’acquérir la propriété du bien lorsqu’elle présente deux conditions : la bonne foi et un juste titre[23]. Ce mode d’acquisition de la propriété créerait une insécurité juridique. L’acquisition de la propriété après l’écoulement d’un délai de dix (10) ans apparaît minime comparée au mode de vie des sénégalais marqué fortement par la culture de l’émigration. Or, la majeure partie des expatriés, en dépit du fait qu’ils peuvent passer plusieurs années dans les pays occidentaux, investissent souvent dans le secteur de l’immobilier. Partant, admettre un mécanisme qui permettrait d’acquérir la propriété au bout de dix ans, reviendrait à favoriser la recrudescence des troubles sociaux. C’est la raison pour laquelle nous nous prononçons en faveur de la seule usucapion trentenaire.
[1] Article 712 du Code civil : « La propriété s’acquiert aussi par accession ou incorporation, et par prescription ».
[2] Ph. MALAURIE, L. AYNES, Droit des biens, 8e éd., LGDJ.
[3] Article 2272 du Code civil : « Le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans ».
[4] N. REBOUL-MAUPIN, Droit des biens, Hypercours, 6 éd., Dalloz, p .424 ; P. BERLIOZ, Droit des biens, Ellipses, p. 240.
[5] P. BERLIOZ, Droit des biens, op. cit., p. 236 ; W. DROSS, Droit des biens, 4e éd., Précis Domat droit privé, LGDJ, p. 233.
[6] Ph. MALAURIE, L. AYNES, Droit des biens, op. cit., p. 189.
[7] T. AGNE, « Conflits fonciers : la voie extrajudiciaire, un mode efficace et durable », https://jpbsmediation.wordpress.com/2019/10/30/senegal-conflits-fonciers-la-voie-extrajudiciaire-un-mode-efficace-et-durable-par-taboure-agne-senego-com/,https://www.ndarinfo.com/LITIGES-FONCIERS-70-affaires-traitees-par-les-tribunaux-senegalais-expert_a23572.html.
[8] C. A. W. NDIAYE, Droit sénégalais des contrats immobiliers, préf. Pr. I. Y. NDIAYE, CREDILA, L’Harmattan, 2017, p. 21.
[9] C. A. W. NDIAYE, La jurisprudence sénégalaise en matière immobilière, préf. M. DIAKHATÉ, L’Harmattan, 2020, p. 21.
[10] C. A. W. NDIAYE, Ibid., p. 19.
[11] A. FAYE, Le transfert de propriété dans la vente de l’immeuble en droit sénégalais in M. BADJI, O. DEVAUX, B. GUEYE, Droit, politique et religion, PUSS, n°8, 2009, p. 258.
[12] Décret du 26 juillet 1932 portant réorganisation du régime de la propriété foncière en Afrique occidentale française.
[13] C. A. W. NDIAYE, La jurisprudence sénégalaise en matière immobilière, op. cit., p. 19.
[14] Loi n°2011-07 du 30 mars 2011 portant régime de la Propriété foncière, JO N°6607, 13 août 2011.
[15] D. NDOYE, Le droit de la propriété foncière privée au Sénégal, EDJA, 2000, p. 58.
[16] Article 381 du Code des obligations civiles et commerciales.
[17] L’article 19 de la loi n°2011-07 du 30 mars 2011 dispose que « Sont notamment susceptibles d’inscription aux livres fonciers :
a) les droits réels immobiliers suivants :
1) La propriété des biens immeubles ;
2) L’usufruit des mêmes biens ;
3) Les droits d’usage et d’habitation ;
4) L’emphytèose ;
5) Le droit de superficie ;
6) Les servitudes et services fonciers ;
7) Les privilèges et hypothèques.
b) Les actions qui tendent à revendiquer ces droits réels ».
[18] M. CAMARA, Droit de la propriété au Sénégal, Mémoire Master, UCAD, 2008, p. 23.
[19] W. DROSS, Droit des biens, op.cit., p. 234.
[20] W. DROSS, Ibid., p. 234.
[21] P. BERLIOZ, Droit des biens, op. cit., p. 237.
[22] C. A. W. NDIAYE, Droit sénégalais des contrats immobiliers, op. cit., p. 11.
[23] Article 2272, al. 2 du code civil « Celui qui acquiert par bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans ».