
Par Efoe DOSSEH-ANYRON
Docteur en droit
Co-fondateur de la Clinique juridique Djena
Cet article constitue un témoignage bref d’une expérience vécue pendant la crise sanitaire : la mise en place de la clinique juridique Djena. La pandémie a bouleversé les prévisions concernant les phases d’incubation et d’amorçage de la clinique juridique incitant de prime abord au report. De façon résiliente et paradoxale, la surprise de cette pandémie a été un facteur d’accélération grâce à l’agilité des acteurs.
La clinique juridique était envisagée comme complément pratique des notions théoriques enseignées à l’occasion du cours de droit foncier dispensé aux étudiants de troisième année de droit de l’Université de Lomé. Le contexte du cours se prêtait à une telle expérimentation. Cette complétude de l’enseignement théorique par une mise en situation pratique devenait une évidence pour plusieurs raisons.
Ce cours offre de manière inédite – dans le parcours – aux étudiants la possibilité d’aborder le droit coutumier africain, un droit sui généris[1]. L’actualité de la matière explique par ailleurs son attrait. Une réforme globale de la propriété foncière était attendue depuis l’indépendance. La règle applicable, issue de la période coloniale, était celle du début du XXe siècle. Elle apparaissait vétuste et inadaptée tant au regard des formes d’appropriation de la terre que des procédures y afférentes. Les réformes parcellaires du droit foncier, après la décolonisation, n’ont pas répondu à l’insécurité foncière devenue un fléau menaçant la paix sociale. Le Togo était indexé comme le pays d’Afrique le plus lent pour l’acquisition et la sécurisation foncière[2]. La réponse à ce retard fut la loi n° 2018-005 entrée en vigueur le 14 juin 2018. Elle porte Code foncier et domanial au Togo[3].
Cette réforme holistique bouleverse, à bien des égards, le droit positif qui était applicable au Togo. Elle suscite l’intérêt des juristes – et des apprentis juristes – car nul dans cette société ne peut affirmer que l’insécurité foncière lui est étrangère ou à ses proches. Un magistrat togolais souligne que plus de 70 % des affaires connues par les cours et tribunaux en matière civile sont relatives au foncier[4]. Le besoin de juristes rompus tant à la théorie qu’à la pratique devient dans ce contexte une nécessité. Une clinique juridique adossée à l’enseignement théorique constitue une des réponses à la formation des étudiants. Elle contribue à leur employabilité dans la mesure où ils s’adressent à un marché de l’emploi en attente de juristes outillés et maîtrisant la réforme foncière. La clinique juridique Djena porte cette ambition.
La distanciation sociale induite par la pandémie a freiné momentanément le lancement de la clinique juridique Djena. Elle s’est avérée paradoxalement comme un laboratoire de développement de bonnes pratiques au sein de celle-ci par l’intégration du numérique dès la phase d’amorçage. La digitalisation de la clinique juridique a été un palliatif à l’isolement des étudiants cliniciens. En ce sens, la clinique a été une réponse circonstanciée à l’isolement (I). Les retombées positives portent en elles les germes d’une certaine pérennité (II).
I- Une réponse circonstanciée
La crise sanitaire a imposé une course effrénée vers la digitalisation. Les structures existantes ont dû, de gré ou de force, accélérer la digitalisation de leurs processus. Dans ce contexte, les initiateurs de la clinique juridique Djena ont changé de braquet dans la conception des étapes d’installation de la clinique. Cette agilité (A) a permis de centrer les activités sur le mode digital (B).
A- L’agilité comme maître-mot d’amorçage de la clinique juridique
La clinique juridique Djena répond aux objectifs classiques de toutes les cliniques juridiques à savoir : d’une part, participer à la formation pratique des étudiants et, d’autre part, faciliter l’accès au droit et son intelligibilité aux couches sociales les plus défavorisées[5]. Elle comporte des spécificités au regard des autres cliniques car elle a le souci de l’impact et de l’efficacité[6].
Le projet tel qu’envisagé avant la pandémie du coronavirus comportait une phase de déploiement à partir d’avril 2020 : recrutement, formation, mise en situation des étudiants et démarrage des actions sur le terrain. Ces étapes nécessitaient du présentiel et des contacts physiques. La crise sanitaire et la distanciation sociale exigèrent une agilité. En conséquence, le recrutement des étudiants cliniciens s’est opéré par des échanges téléphoniques et surtout sur la base de la motivation. La phase de formation a été avancée afin de démarrer les activités de la clinique juridique et d’avoir des éléments sur lesquels capitaliser au sortir de la crise sanitaire dont il est difficile de prédire l’issue. À travers les réseaux d’échanges numériques, les cliniciens ont pu dès le mois de mai 2020 discuter et traiter des aspects pratiques du droit foncier avec l’ensemble des acteurs de la chaîne : géomètre, avocats, notaires, enseignants… La digitalisation a donc favorisé, contre toute attente, les premiers pas de la clinique juridique Djena.
B- La digitalisation comme canal de transmission et d’échanges
Les activités de la clinique juridique pendant la période de grandes restrictions furent des séances digitalisées. Ces séances ont débuté au mois d’avril selon un rythme hebdomadaire (à raison de deux heures par séance) jusqu’à la fin du mois de juin. Dans la perspective de rendre ces séances digestes, il y avait une alternance entre, d’un côté, une séance consacrée aux enjeux pratiques fonciers et, de l’autre, une séance portant sur un autre thème. C’est ainsi que le cadre de la clinique a été le lieu d’évocation : de parcours inspirants, de témoignage de résilience, de discussions sur les projets d’études et l’insertion professionnelle, de sujets juridiques d’actualité, etc.
À travers toutes ces activités, la clinique juridique a été un facteur de lutte contre l’isolement des étudiants. Elle leur a permis de maintenir le lien avec les activités académiques dans une période d’incertitudes émotionnelles et économiques. Le caractère brusque des mesures (nécessaires) prises pour arrêter la propagation de la pandémie, notamment l’enseignement à distance, constituait un facteur incitatif au découragement ou à l’isolement. En effet, les acteurs n’étaient pas assez préparés à ce mode d’enseignement d’une part et les effectifs élevés ne favorisaient pas un suivi pédagogique individualisé d’autre part. La clinique a été un cadre de lutte contre l’isolement des étudiants. Le nombre réduit des étudiants a permis aux ceux-ci de tisser des liens multiformes.
Une étudiante résuma les effets bénéfiques en ces termes : « la clinique juridique a été dans les premières semaines du confinement une source d’énergie et de motivation. Grâce à elle, je ne me suis pas sentie isolée et j’ai pu continuer par étudier le droit. Ce cadre a été utile pour réfléchir avec d’autres et conserver la motivation pour suivre les cours à distance ».
II- Une réponse durable
Les acteurs de la clinique juridique ont le souci de la pérennité de la structure. La réponse circonstanciée et fortuite à la crise sanitaire, et notamment à la distanciation sociale, doit être poursuivie et l’essai transformé. La clinique peut compter sur les bonnes pratiques instaurées (A) et envisager, grâce à l’agilité de ses membres, un avenir ambitieux basé sur la recherche d’impact (B).
A- La capitalisation des acquis
Les bonnes pratiques tirées de la digitalisation des processus sont intégrées dans le fonctionnement de la clinique. Les acquis ont été essentiellement de trois ordres.
Le capital humain constitue l’acquis principal. La formation des étudiants membres de la clinique permet d’avoir un vivier d’acteurs rompus pour le conseil aux couches défavorisées. Un groupe d’encadrants des étudiants de la clinique s’est développé comprenant des patriciens et des enseignants-chercheurs. La distance, loin de constituer une barrière, a été un avantage puisque le processus a été essentiellement digitalisé. La distance n’était plus un frein pour l’invitation et l’implication de personnes vivant hors du Togo. La digitalisation a permis d’éviter le biais qui consisterait à se brider dans le choix des intervenants au prétexte que ceux‑ci ne peuvent intervenir en présentiel. La clinique juridique Djena a pu bénéficier des interventions de personnes résidant à l’étranger et nouer des liens pour le futur.
Le deuxième acquis concerne les procédures. Les membres de la clinique juridique ont pleinement intégré la digitalisation dans la pratique interne. Ils ont pu remarquer que, pour bénéficier amplement des avantages de la digitalisation, il convient de bien planifier les réunions, de prendre attache avec les intervenants, de convenir des détails pratiques ou de communication ainsi que de faire preuve d’une ponctualité et d’une bienveillance. En outre, la digitalisation présente l’avantage de conserver les échanges et de poursuivre la réflexion individuellement.
Le dernier acquis est la diminution des dépenses par la réduction des externalités. La digitalisation a permis un gain pécuniaire dans la mesure où la facture numérique est moins importante que le prix du transport pour se rendre dans les locaux de la clinique juridique dans l’hypothèse d’une séance en présentiel.
Ces avantages sur lesquels les membres de la clinique juridique comptent capitaliser leur permet d’enclencher les phases suivantes de l’installation avec sérénité.
B- Un avenir ambitieux et tourné vers l’impact
Le contexte d’incubation et d’amorçage de la clinique juridique Djena a sollicité la résilience des membres de la clinique. Il a permis l’éclosion – et le renforcement – d’un réel sentiment d’appartenance des membres qui ont pris le temps de s’interroger sur l’impact qu’ils souhaitent avoir en réfléchissant sur la mission de la clinique juridique, sa proposition de valeurs et sa raison d’être. La clinique juridique souhaite contribuer à faciliter l’accès à la justice pour une société plus juste en prenant comme rampe de lancement le droit foncier qui cristallise les enjeux sociétaux[7].
À l’issue de cette période de formation des membres de la clinique, la prochaine étape consiste dans la sensibilisation et la réponse aux questions foncières des personnes démunies. La clinique juridique participera ainsi à l’aide juridictionnelle non institutionnelle[8]. L’une des questions essentielles au cœur de la recherche d’impact de la clinique constitue l’égalité des sexes dans l’accès à la terre. Cette égalité est désormais affirmée par le Code foncier[9] mais peine à être mise en œuvre car les coutumes consacraient plutôt l’inégalité d’accès. L’une des missions de la clinique sera de suivre et d’aider à la matérialisation de ce changement de paradigme.
La clinique a noué des partenariats avec d’autres cliniques juridiques afin d’échanger sur les bonnes pratiques et d’organiser conjointement des évènements. La clinique juridique dispose également d’une section française qui aura à cœur d’informer la diaspora sur la réforme foncière en cours[10] et d’être un point de contact pour tous ceux qui s’intéressent au droit foncier africain. La section française de la clinique juridique Djena constitue peu ou prou un laboratoire d’analyse des réformes foncières en cours sur le continent africain et produira, entre autres, de la littérature sur le droit comparé foncier africain.
Le secteur juridique qu’adresse prioritairement la clinique juridique est essentiel pour l’harmonie sociale et le développement comme le relève un auteur : « l\’histoire montre, positivement et négativement, en Afrique et ailleurs, qu\’il n\’y a pas de développement possible sans un droit foncier qui apporte à la fois la sécurité juridique et la paix sociale »[11]. La clinique juridique Djena amorcée, en cette année 2020 si particulière, ambitionne de contribuer à cette paix sociale par son souci d’impact et justice.
[1] C’est pour ces étudiants l’opportunité d’aborder les règles de droit dans les sociétés traditionnelles africaines avant, pendant et après le contact avec le droit occidental inspiré du droit romain. Ce cours est le terreau de l’apprentissage de l’élaboration de la règle de droit par les africains, d’une règle adaptée à la société d’antan. Il leur permet de retracer l’œuvre d’adaptation du droit coutumier africain aux évolutions sociales. Il s’agit d’appréhender la finalité sociale de la règle de droit : ubi sociétas ibi ius.
[2] Un rapport de la Banque Africaine de développement (BAD) mettait en exergue le retard qu’accuse le Togo dans ce secteur en ces termes « en matière foncière, le Togo est considéré comme le pays le plus lent d’Afrique avec 288 jours requis pour enregistrer une propriété, contre une moyenne de 58 jours pour les pays de l’Afrique subsaharienne. Depuis les années 90 jusqu’à aujourd’hui, le coût de l’énergie et des communications, ainsi que la faiblesse du marché et l’accès limité aux capitaux sont présentés comme de graves handicaps à l’essor des villes et à la transformation structurelle du pays. Ces obstacles, qui devront être levés, sont surtout la conséquence d’un système foncier qui, depuis 50 ans, n’a pas pu s’adapter à l’émergence des villes et répondre aux aspirations du marché », Villes durables et transformation structurelle, Perspectives économiques en Afrique 2016, 15eéd., p. 359.
[3] Pour une présentation de cette réforme, v. A. AYEWOUADAN, « Adoption d\’un Code foncier et domanial au Togo », L\’essentiel droits africains des affaires, Lextenso,- n° 10 – page 1.
[4] K. F. WEKA, « réflexions sur les enjeux du foncier au Togo », reflets du palais, n° 52 avril 2018.
[5] Pour une histoire des cliniques juridiques et leurs missions, v. https://www.cliniques-juridiques.org/les-cliniques-juridiques/une-clinique-juridique/(consulté le 11 décembre 2020).
[6] Des choix stratégiques sont opérés dans ce sens : d’un côté l’accent mis sur le domaine foncier et de l’autre la sélection d’un nombre réduit d’étudiants. Il en est de même du partenariat avec les communes qui se noue. Au fil des mois et du développement de la structure, une extension peut être envisagée pour encore plus d’impacts. Le but est d’éviter dès le début de trop embrasser et de mal éteindre.
[7] Les membres de la clinique juridique ne limitent pas, pour autant, le domaine d’interventions au foncier. Après la consolidation de ce pôle, d’autres pôles pourront s’ouvrir au sein de la clinique.
[8] L’aide juridictionnelle en Afrique se décline entre une aide institutionnelle et une aide non institutionnelle.
L’aide institutionnelle doit s’entendre des mécanismes mis en place par les États pour faciliter l’accès à la justice. L’aide non institutionnelle comprend les initiatives tendant à cette même fin en dehors des celles Étatiques. Les cliniques juridiques sont classées dans ces dernières. S’agissant de l’aide institutionnelle, il est à relever ces dernières années la prise en compte d’une nécessité de l’aide juridictionnelle d’État dans la plupart des pays africains. Des normes existent pour accorder l’aide juridictionnelle aux personnes ayant des ressources modestes ou vulnérables. Au Burkina Faso, un décret du 13 août 2009 porte organisation de l’assistance judiciaire. Au Mali, l’arsenal juridique comprend : d’une part, la loi 01-082/ du 24 août 2001 relative à l’assistance judiciaire et d’autre part, son décret d’application du 6 octobre 2006 (Décret 06-426 PR-M du 6 octobre 2006 fixant les modalités d’application de la loi 01-082/ du 24 août 2001 relative à l’assistance judiciaire). Au Togo, la loi n° 2010-010 du 27 mai 2013 porte aide juridictionnelle au Togo (JORT, 27 mai 2013, pp. 1-7). L’aide juridictionnelle n’existe pas encore de manière assez effective au Togo. Un projet de décret portant aide juridictionnel au Togo à l’instar de ce qui a été fait au Mali et a été ébauché. Cependant, celui-ci n’est jamais rentré en vigueur.
[9] Article 8 in fine du Code foncier et domanial togolais dispose que l’Etat et les collectivités territoriales doivent : « veiller au respect de l’égalité de l’homme et de la femme dans l’accès au foncier ».
[10] Il faut laisser à la réforme la patine du temps et ceci d’autant plus qu’à l’heure où ces lignes sont écrites, tous les décrets d’application ne sont pas encore pris. La clinique juridique constituera, sans doute, un lieu de discussions des avancées de la réforme foncière.
[11] F. COLLART-DUTILLEUL, « Réussir la réforme foncière : le Code foncier du Bénin », ohada.com (http://www.ohada.com/actualite/2859/reussir-la-reforme-fonciere-le-code-foncier-du-benin.html: consulté le 11 décembre 2020).