Par Souleymane NDOUR
Doctorant contractuel en droit public à l’URCA – CEJESCO
La campagne du président du Conseil constitutionnel pour vanter le succès de la « question citoyenne » (expression qu’il a lui-même forgée) semble ne pas connaitre de limite. Après la forte mobilisation à l’occasion des dix ans de la question prioritaire de constitutionnalité, il a cru bon d’insister lors de la présentation des vœux au président de la République[1]. En bon « laïc », il ne s’est pas privé de prêcher pour son institution, « la QPC a démontré toute son utilité […] le constat a été fait unanimement du succès de la réforme de la QPC »[2]. Certes l’utilité de la question prioritaire de constitutionnalité pour le citoyen justiciable n’est plus à démontrer aux yeux de la doctrine[3]. Si la QPC a connu une réussite certaine, c’est parce qu’elle a su répondre aux attentes des justiciables, concernant un nombre important de questions relatives aux libertés fondamentales. Elle est un moyen efficace de défense de leurs droits et libertés. Le justiciable est ainsi passé d’un rang de « mineur » à « majeur constitutionnel » selon la docte formule d’un ancien président du Conseil constitutionnel[4]. L’introduction d’une telle procédure, outre la « révolution de velours »[5]qu’elle a provoquée dans le paysage juridictionnel ou encore du « bing bang » qu’elle constitue, comporte divers apports qu’il faut analyser.
L’apport de la QPC se décline à plusieurs égards. Longtemps en marge des prétoires du juge constitutionnel et après la tentative avortée de 1990, la réforme de 2008 a enfin accordé un droit de saisine au citoyen[6], introduisant ainsi le contrôle a posteriori de constitutionnalité. Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution, elle permet aux justiciables, parties à un procès, de soulever l’inconstitutionnalité[7] d’une norme législative. Avant, le Conseil constitutionnel ne pouvait être saisi qu’a priori, lorsque la loi n’était pas encore entrée en vigueur. Il n’était donc plus possible en principe de contrôler les lois dont l’inconstitutionnalité apparaissait à travers la pratique, fusse-t-elle une violation d’un droit fondamental. Ce faisant, lorsqu’une inconstitutionnalité n’était pas détectée par le juge constitutionnel, au moment du contrôle a priori, il n’était plus possible d’y remédier mis à part les exceptions dégagées par la décision « Nouvelle-Calédonie » du 25 janvier 1985[8]. De la sorte, des pans entiers de normes contraires à la Constitution étaient maintenus dans l’ordre constitutionnel[9]. La QPC a élargi le périmètre d’action du contrôle de constitutionnalité, ce qui a permis de rendre plurielle la « faculté d’empêcher » une inconstitutionnalité. Grosso modo, « c’est passer d’un contrôle de constitutionnalité a priori, au contrôle a posteriori »[10]. L’insuffisance du seul contrôle a priori ne pouvait plus être passée sous silence.
Ce n’est pas tout, l’apport de la QPC peut être aussi situé au-delà de ce qui précède, dans la garantie juridictionnelle de la Constitution[11]. Les traits minimalistes, rustiques voire rudimentaires[12] qui caractérisaient le système français de contrôle de constitutionnalité des lois, faisaient qu’un chainon était manquant dans le périmètre de sécurité qui entourait la protection effective de la Constitution. La QPC est venue combler ce manquement et achever à cet égard le chantier de l’État de droit. En outre, les efforts consentis par le constituant, le législateur, in fine le juge, ont permis de penser la cohabitation des deux contrôles afin de ne pas connaitre le « destin à l’espagnole »[13]. Somme toute, la QPC s’inscrit dans la volonté d’accompagner, de prolonger, d’approfondir le contrôle a priori pour concrétiser la garantie de la suprématie constitutionnelle. Réforme à succès, la QPC séduit. Ce pendant elle ne manque pas d’être vue par une partie de la doctrine et des professionnels comme comportant des lacunes auxquelles, il convient de remédier. Malgré ses avantages indéniables et les mots forts de Laurent Fabius qui se résument par « l’inopportunité »[14]de réformer, il apparait nécessaire d’apporter un certain nombre d’améliorations[15].
Au préalable, il est opportun de s’attarder sur le nombre insuffisant de justiciables qui « s’approprie » la QPC. Selon les sondages commandés par le Conseil constitutionnel, seuls 29% des Français connaitraient la QPC et 10 % seraient au courant de sa procédure. À en croire toujours une étude du Conseil, plus de 7 Français sur 10 n’ont jamais entendu parler de la QPC. Dans la majeure partie des cas, ce sont les « groupements et associations » qui utilisent la procédure et non les justiciables. Ce constat est à relativiser dans la mesure où, selon un sondage de BVA[16], si 71% des Français ignorent la QPC, 75 % n’en connaissent pas davantage sur le fonctionnement des institutions françaises[17]. En dépit de cette nuance, ces chiffres renseignent sur le faible nombre de personnes aptes à se servir de cette procédure en cas de besoin. Alors que la QPC demeure un procédé de défense des droits et libertés fondamentaux, certains justiciables vont se voir appliquer des lois contraires à la Constitution, simplement par défaut de connaissance. Il reste encore un travail à faire à ce niveau et le Conseil en est conscient.
L’un des points d’achoppement de la communication tous azimuts à laquelle s’est livré le Conseil constitutionnel demeure l’absence d’une vision comparatiste. Dix ans après, il serait opportun de confronter la QPC avec l’expérience de quelques pays voisins. Le droit comparé a l’intérêt de mettre en perspective les expériences nationales dans le but de les améliorer. Ainsi, si l’on compare la QPC française avec sa voisine italienne, l’on se rend compte que la pratique française reste de faible ampleur. En 2019, le Conseil a rendu un total de 61[18] décisions QPC au moment où son homologue italien en a rendu 128 concernant une procédure similaire à savoir la question incidente de constitutionnalité. Cependant, il est important de nuancer cette comparaison. La Cour italienne non seulement dispose d’une pratique moins technique que la QPC, forgée de surcroit à travers une durée appréciable, mais elle jouit d’une réputation et d’un prestige inconnus en France[19].
Dans le même ordre d’idées, l’un des principaux inconvénients de la QPC est son défaut « d’effet utile ». Lorsqu’un justiciable intente un recours quel qu’il soit, souhaite bénéficier des conséquences d’une éventuelle abrogation. Cependant, le contrôle a posteriori, unique outil juridique permettant l’annulation d’une norme en vigueur contraire à la Constitution, n’aboutit pas dans certains cas à un tel résultat. Cela s’explique parfois par la nécessité d’éviter un vide juridique, et par la volonté d’assurer un minimum de continuité. Le conseil diffère dans certains cas l’abrogation afin de donner au législateur une marge lui permettant de corriger ou d’édicter une nouvelle loi[20]. Ce faisant, le justiciable qui a formulé le recours devant la juridiction constitutionnelle ne percevra pas les bénéfices de son action en justice. Le mantra du juge constitutionnel est de préserver l’ordre juridique au détriment de l’intérêt d’un particulier. Nonobstant un tel état de fait, on pourrait, comme l’a proposé le vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre, faire une réforme de la QPC, en statuant a priori sur la constitutionnalité de la loi, puis sur l’effet qu’une éventuelle annulation aurait sur le cas d’espèce.
Quoi que l’on puisse dire, la QPC tend à devenir un réflexe chez les justiciables. La volonté de faire connaitre ce mécanisme à un public plus élargi (l’ensemble des justiciables) atteint un niveau appréciable qui ne tardera pas à porter ses fruits dans les années à venir. Lorsque la QPC atteindra ses objectifs finaux et que le justiciable se l’appropriera, n’irons-nous pas jusqu’à la transformer en plainte constitutionnelle comme cela est déjà le cas dans certains systèmes juridiques ? Le cas échéant le vœu de faire évoluer le Conseil constitutionnel[21] ne sera-t-il pas plus qu’un vœu pieux ?
[1] Avant cela, il y eut dans la foulée de la célébration des dix ans de ladite procédure, un programme de recherche d’envergure a été mené, intitulé “QPC 2020”.
[2] Vœu du Conseil constitutionnel au Président de la République, Paris, Palais de l’Élysée, Jeudi 7 janvier 2021. Disponible à l’adresse, https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/voeux-du-conseil-constitutionnel-au-president-de-la-republique.
[3] Une foisonnante réflexion doctrinale existe sur le sujet. Pour ne citer que quelques exemples : J. Boudon, Manuel de droit constitutionnel, tome 2, La Ve République, Paris, PUF, coll. « Manuels », 3ème édition, 2020, pp. 254 et s. ; J. Bonnet et P.-Y. Gadhoun, La question prioritaire de constitutionnalité, P.U.F, coll. “Que-sais-je”, 2014. ; X. Magnon et Alii, La question prioritaire de constitutionnalité : principes généraux, pratique et droit du contentieux, LexisNexis, 2ème éd., 2013. ; C. Mauguën et J-H Stahl, La question prioritaire du droit, Dalloz, coll. “Connaissances du droit”, 3èmeéd. 2017 ; M. Guillaume, La question prioritaire de constitutionnalité, Dalloz, 2019.
[4] Robert Badinter, « Une longue marche “Du Conseil constitutionnel ” », Cahier du Conseil Constitutionnel, n°25 (dossier : cinquantième anniversaire), août 2009.
[5] L. Fabius, article à retrouver dans le journal Le Point, dans sa parution du 2 mars 2020. En revanche, la maternité de l’expression est attribuée à l’ancienne membre de la juridiction constitutionnelle, Nicole Belloubet.
[6] Le droit de saisine reste toujours limité voire indirect d’autant plus la question de constitutionnalité ne permet pas l’accès direct au juge constitutionnel. Un filtrage est effectué et par les juges de fond devant qui la question est soulevée et par les juridictions de droit à savoir la Cour de cassation et le Conseil d’État. Les conditions auxquelles sont soumises les questions sont : la disposition législative critiquée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; la disposition législative critiquée n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel ; la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux. Lors de son allocution sur l’entrée en vigueur de la loi de 2008 le Président de la République d’alors soutenait qu’il était difficile de « tenir indéfiniment le citoyen à l’écart du contrôle de constitutionnalité des lois ».
[7] « On retiendra par inconstitutionnalités surtout celles qui ont trait à la conformité constitutionnelle des normes générales (lois et règlements) et celles qui résultent de la violation des droits fondamentaux ». Voir C. Grewe, « À propos de la diversité de la justice constitutionnelle en Europe : L’enchevêtrement des contentieux et des procédures », in Mélanges offerts à Michel Fromont, Les droits individuels et juge en Europe, Presse Universitaire de Strasbourg, 2001, p. 257.
[8] Cons. 10, « considérant que, si la régularité au regard de la Constitution des termes d’une loi promulguée peut être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine.
[9] À moins qu’une telle norme se retrouve être concernée par un éventuel contrôle de conventionalité et que le juge ordinaire puisse examiner si la norme en cause est contraire à une convention à laquelle la France est partie. Substantiellement, le préambule de la Constitution comporte des dispositions que l’on retrouve essentiellement dans un certain nombre de textes relatifs aux droits fondamentaux contenus dans des accords européens. Le juge constitutionnel n’exerçant pas un tel contrôle depuis la décision « IVG », transférait ce type de contrôle aux juges précités.
[10] D. Rousseau et Alii, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, L.G.D.J, coll., « Précis Domat », 12ème éd., 2020, p. 51.
[11] H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle) », Revue du Droit public, 1928, pp. 197- 257.
[12] Expression de Dominique Rousseau, reprise par L. Favoreu et W. Mastor, Les Cours constitutionnelles, Dalloz, coll. “Connaissances du droits”, 2ème éd., 2016, p. 69.
[13] S. Mouton, « Les contrôles de constitutionnalité “ à la française ” : les raisons d’une continuité », in La (dis)continuité en Droit, (H. Simonnian-Gineste, dir.), Presses de l’université Toulouse 1 capitole, p. 299. Disponible à l’adresse : https://books.openedition.org/putc/802?lang=fr
[14] Lors de la célébration des dix ans de la QPC, il déclare “Le système est considéré comme excellent, il peut y avoir telle ou telle amélioration, mais le système est très efficace et apprécié de manière générale”. Toute chose considérée par ailleurs, la seule réforme mineure qu’il reconnait à la QPC reste qu’il doit être créé, avec l’appui du ministère de la Justice, du Conseil d’état et de la Cour de cassation, une base de données afin de recueillir les décisions QPC soulevées devant les juridictions de fond.
[15] Contrairement à ce qu’en dit le titulaire de la fonction, le président du Conseil ne manque pas d’inspiration nominaliste pour absoudre la QPC de toute réforme. L’un de ses adjectifs préférés est l’excellence. Il a considéré la QPC comme ayant atteint le sommet de la perfection, le verrou indispensable pour protéger les libertés des citoyens. La défense de la QPC s’est véritablement approfondie à l’occasion de la célébration des dix ans de la QPC. Tous les moyens ont été mobilisés et bons pour présenter la QPC comme le bouclier qui permettait aux citoyens de défendre leurs droits. Débats télévisés, interviews, piges dans les grandes lignes éditoriales, bref rien n’a été négligé pour assurer une plus large publicité et toucher un public plus nombreux.
[16] BVA Expert du comportement. Sciences humaines et Data Sciences au service de votre performance.
[17] La croix n° 41859, 13 novembre 2020, p. 9.
[18] S. Benzina, « Dix ans de QPC : Au-delà de la communication du Conseil constitutionnel », JP Blog, 17 décembre 2020, disponible à l’adresse : http://blog.juspoliticum.com/2020/12/17/dix-ans-de-qpc-au-dela-de-la-communication-du-conseil-constitutionnel-par-samy-benzina%E2%80%A8/
[19] M. Fromont, « La diversité de la justice constitutionnelle en Europe » in Mélanges en l’honneur de Philippe Ardant, Droit et politique à la croisée des cultures, Paris, L.G.D.J, 1999, p. 51.
[20] Conformément à l’article 62-2 de la Constitution.
[21] Th. Hochmann, « Et si le conseil constitutionnel était une « Cour constitutionnelle de référence » ? », disponible à l’adresse : http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/et-si-le-conseil-constitutionnel-etait-une-cour-constitutionnelle-de-reference/ ; D. Rousseau, « Faut-il une Cour constitutionnelle pour contrôler la constitutionnalité des lois ? », in Mélanges en l’honneur de Jean Gicquel, Constitutions et pouvoirs, Paris, Montchrestien, 2008, p. 465-474.