Par Chloé DERAEDT, ATER en droit privé à l’URCA – CEJESCO
et Mariana KATO, ATER en droit public à l’URCA – CRDT
La loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR)[1] adoptée le 24 décembre dernier a suscité de vives réactions dans le monde universitaire en raison de ses dispositions néfastes pour l’Université[2]. En dépit des contraintes liées au confinement national en vigueur au dernier trimestre 2020, le vote de cette loi a tout de même eu lieu, sans aucune concertation avec les Universités. En réaction, plusieurs acteurs se sont mobilisés – et se mobilisent encore aujourd’hui[3] –, notamment par la publication de motions de censure (à l’initiative, par exemple, de la Conférence des Doyens de Droit et de Science politique, mais également de différentes sections du Conseil National des Universités ou encore du Conseil de gestion de la Faculté de Droit et de Science politique de l’Université de Reims), d’appels à la grève ou bien du lancement du mouvement #EcransNoirs sur les réseaux sociaux, en vue de dénoncer les conditions d’adoption de cette loi ainsi que ses dispositions. Dans ce contexte, il convient alors, près de trois mois après la promulgation de cette loi, d’établir un bilan des modifications engendrées par ce texte, notamment en ce qui concerne la procédure de recrutement des enseignants-chercheurs.
La neutralisation du Conseil national des universités (CNU)
Le CNU exerce un rôle essentiel dans la qualification, d’une part, des docteurs aux fonctions de maître de conférences et, d’autre part, des maîtres de conférences aux fonctions de Professeur[4], sur examen de leur dossier. L’objectif est ainsi de s’assurer qu’ils présentent les compétences requises au regard de critères nationaux. Il s’agit donc d’un gage de compétence reposant sur des critères harmonisés. L’objectif d’une telle procédure est alors de tenter de maîtriser ab initio le niveau scientifique des futurs enseignants-chercheurs, ce qui se répercute sur la qualité des enseignements dispensés dans les Universités.
Malgré l’importance de cette procédure, le législateur a pourtant envisagé de retirer au CNU sa fonction de qualification des docteurs, par un sous-amendement déposé au Sénat dans la nuit du 28 octobre 2020, soit quelques heures après l’annonce du deuxième confinement, laissant entrevoir la volonté d’enrayer toute réaction de la communauté universitaire. Il s’agit de mettre en place une expérimentation, exclue pour l’heure pour les sections 1 à 6 du CNU[5], autorisant les Universités à recruter directement des candidats au corps de maîtres de conférences, sans qu’il soit nécessaire de justifier au préalable d’une qualification par le CNU, et ce « afin d’élargir les viviers des candidats potentiels et de fluidifier l’accès aux corps »[6].
Quoique cette procédure de qualification par le CNU, dont la disparition est annoncée, ne soit pas exempte de faiblesses, la réforme n’en appelle pas moins la critique. En ce sens, la loi prévoyant la mise à l’écart du CNU dans ces procédures renvoie exclusivement aux commissions locales la responsabilité de recruter les candidats, ce dont elles étaient déjà en charge, mais aussi, et cela est nouveau, celle d’évaluer préalablement la valeur scientifique des travaux des candidats. Il en résulterait ainsi potentiellement une rupture de l’égalité de traitement des candidats se présentant devant les commissions locales, risque contre lequel la réforme ne semble avoir prévu aucune garantie. Plusieurs universitaires dénoncent d’ailleurs qu’en instituant un recrutement direct par les universités, la loi risque d’encourager le localisme[7], au détriment du mérite réel des candidats et de remettre en cause l’indépendance des enseignants-chercheurs[8]. À cette première critique – et non des moindres – il convient d’ajouter une conséquence sans doute plus grave encore : la précarisation de la carrière universitaire par le recours massif à la contractualisation.
La précarisation de la carrière universitaire par la multiplication des contrats temporaires
Outre les dispositions contestables de son article 5[9], l’article 4 de la loi n’est guère plus engageant. Celui-ci prévoit désormais la possibilité de recrutement direct de professeurs par les universités, sans cette qualification préalable par le CNU, par des contrats de pré-titularisation intitulés « les chaires professeurs juniors », ouverts à tout titulaire d’un doctorat ou d’« un diplôme équivalent ». Si ce recrutement direct est possible[10], l’enseignant-chercheur se verra d’abord attribuer un contrat de trois à six ans avant sa potentielle titularisation. Autrement dit, alors que le candidat aura consacré a minima huit années d’études à la préparation de son entrée dans le corps des enseignants universitaires, généralement non financées voire, dans le meilleur des cas, financées par le recours à un ou plusieurs contrat(s) à durée déterminée, il se verra de nouveau soumis à un recrutement contractuel et temporaire et, par conséquent, précaire.
De cette façon, la réforme contribue à multiplier, dans le secteur public, les cas dans lesquels l’enseignant universitaire ne se voit proposer qu’un contrat à durée déterminée. Cet article 4 crée en effet un nouveau cas de recours à un recrutement à durée déterminée, outre le contrat post doctoral[11] et le contrat « LRU »[12], tandis que, concernant le secteur privé, le législateur tient au contraire à strictement limiter les cas de recours aux CDD par les employeurs, ces contrats ne pouvant « avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise »[13].
Des auteurs craignent ainsi que ces contrats de pré-titularisation nouvellement institués ne deviennent le mode habituel de recrutement[14]. Cette contractualisation, même cantonnée au « début de carrière », n’est pas sans conséquence sur la vie personnelle du chercheur et donc, sur l’attractivité de la carrière d’enseignant-chercheur. Nous remarquerons, non sans quelque ironie, que cette disposition est néanmoins contenue dans le Titre II de la loi, intitulé « Améliorer l’attractivité des métiers scientifiques ».
Au-delà de l’aggravation de la précarisation, c’est à nouveau l’indépendance des professeurs ainsi recrutés qui interroge[15] dès lors qu’ils se trouveront désormais placés sous l’autorité d’un chef d’établissement, duquel déprendra par ailleurs leur titularisation. Ce « graal » est effectivement conditionné, au terme du contrat, à la proposition du chef d’établissement de titulariser l’enseignant-chercheur, après avis d’une commission de titularisation qui aura examiné les compétences de l’intéressé[16].
L’ensemble de ces arguments n’a pourtant pas empêché la promulgation de la loi après validation par le Conseil constitutionnel, qui s’est contenté d’émettre une réserve d’interprétation sans véritable conséquence sur les modifications qu’elle apporte[17]. Ce n’est donc que le 18 février de cette année que la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et la Conférence des présidents d’universités et des présidents des sections de sciences juridiques et de sciences politiques du Conseil national des universités (CNU) ont annoncé être parvenus à un accord sur les conditions de recrutement des professeurs. Il s’agit d’une expérimentation, prévue pour une durée de trois ans, ayant vocation à aménager les compétences du CNU[18] : « le processus de recrutement introduira un principe d’avis exprimé a posteriori par la section compétence du C.N.U. sur le choix de l’établissement procédant à un recrutement. En cas d’avis divergents, le recrutement sera réputé infructueux. […] Un bilan partagé après trois campagnes de recrutement permettra de déterminer les modalités de sortie de l’expérimentation »[19].
Une concertation préalable a par ailleurs été ouverte par le ministère en vue d’une évolution des dispositions réglementaires relatives à cinq thèmes et dont les contributions peuvent être déposées en ligne jusqu’au 20 mars 2021[20] :
– reconnaissance du doctorat et valeur de l’habilitation à diriger des recherches ;
– rôle et fonctionnement des Comité de sélection (COS) ;
– rôle et fonctionnement du Conseil national des universités (CNU) ;
– conditions de l’expérimentation d\’une qualification locale ;
– évolution des voies d’accès au corps des professeurs d’université.
Le bilan provisoire
De façon générale, cette loi décourage les jeunes chercheurs d’intégrer la profession d’enseignant‑chercheur. Les dégradations successives des conditions d’exercice de ce métier, qui pour beaucoup est une vocation, va finir par leur imposer de partir à l’étranger – où le statut et la carrière d’enseignant-chercheur sont plus valorisés – si elles n’entraînent pas leur fuite vers le secteur privé.
[1] Loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur (LPPR).
[2] M.-A. DE MONTECLER, « La fronde contre la loi de programmation pour la recherche s’amplifie », AJDA 2020¸ p. 2228.
[3] A. LEGRAND, « Des changements non négligeables dans le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche », AJDA 2021¸ p. 544-552 et F. MELLERAY, « Autonomie universitaire versus libertés académiques », AJDA 2021¸ p. 561-566.
[4] Concernant l’accès des maîtres de conférences au corps de professeurs, plusieurs voies sont aujourd’hui possibles : le concours d’agrégation ainsi que les procédures faisant intervenir le CNU issues du décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences (article 46 et 46-1).
[5] Section 01 Droit privé et sciences criminelles ; Section 02 Droit public ; Section 03 Histoire du droit et des institutions ; Section 04 Science politique ; Section 05 Sciences économiques ; Section 06 Sciences de gestion.
[6] LPPR, art. 5.
[7] Notons tout de même que l’article 5 prévoit que « La dérogation est accordée par décret pour la durée de l’expérimentation, compte tenu des objectifs en matière de recrutement de maîtres de conférences n’ayant pas obtenu leur grade universitaire dans l’établissement, mentionnés à l’article L. 952-1-1. » Pour un regard plus critique concernant le rôle du CNU dans la prévention du localisme, voir J. DUBARRY, « Serons-nous capables de penser ensemble l’Université de demain ? », Gaz. Pal. 24 nov. 2020, n° 391j5, p. 15.
[8] N. DISSAUX, « Précis de disqualification », D. 2020, p. 2233 ; A. MARTINON, « L’amendement relatif à la procédure de qualification », D. 2020, p. 2280 ; M. TOUZEIL-DIVINA, « Non, vraiment non à la loi de Programmation de la Recherche ! », JCP A n° 47, 23 novembre 2020, act. 651 ; « Université : « Le risque existe que le mode de recrutement débouche sur un certain clientélisme, notamment politique » », Le monde, 14 février 2021, disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/14/universite-le-risque-existe-que-le-mode-de-recrutement-debouche-sur-un-certain-clientelisme-notamment-politique_6069899_3232.html
[9] Cf. supra.
[10] LPPR, art. 4 : « Afin de répondre à un besoin spécifique lié à sa stratégie scientifique ou à son attractivité internationale, dans des domaines de recherche pour lesquels il justifie de cette nécessité, un établissement public d’enseignement supérieur ou de recherche peut être autorisé, par arrêté du ministre chargé de l’enseignement supérieur, à recruter en qualité d’agent contractuel de droit public des personnes titulaires d’un doctorat, tel que prévu à l’article L. 612-7, ou d’un diplôme équivalent en vue de leur titularisation dans un corps de professeur relevant du présent titre. »
[11] Prévu à l’article L. 412-4 du Code de la recherche, ce contrat permet à son titulaire d’exercer une activité de recherche devant lui fournir « une expérience professionnelle complémentaire au doctorat lui permettant d’approfondir sa pratique de la recherche, de faciliter sa transition professionnelle vers des postes permanents en recherche publique ou privée et de prendre, le cas échéant, des responsabilités scientifiques au sein de l’établissement. »
[12] L’article L. 954-3 du Code de l’éducation permet au président d’Université de « recruter, pour une durée déterminée ou indéterminée, des agents contractuels : […] 2° Pour assurer, par dérogation au premier alinéa de l’article L. 952-6, des fonctions d’enseignement, de recherche ou d’enseignement et de recherche, après avis du comité de sélection prévu à l’article L. 952-6-1. »
[13] Article L. 1242-1 du Code du travail.
[14] B. TEYSSIÉ, « Promesses, risques et pari : la recherche en 2030 », JCP G n° 51, 14 décembre 2020, 1403.
[15] M. TOUZEIL-DIVINA, « Et si l’université entrait – vraiment – dans la Constitution ? », LPA n° 261, 30 décembre 2020, p. 6.
[16] LPPR, art. 4 : « III.- Au terme de son contrat, une commission de titularisation entend le candidat au cours d’une audition et apprécie sa valeur scientifique ainsi que son aptitude à exercer les fonctions mentionnées à l’article L. 952-3, afin de vérifier qu’il remplit les conditions pour être titularisé dans un corps de professeur. L’intéressé est ensuite titularisé par décret du Président de la République, sur proposition du chef d’établissement après avis de la commission. »
[17] Cons. const., décision n° 2020-810 DC du 21 décembre 2020, Loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur. Pour une analyse critique de cette décision : J. BONNET et P.-Y GAHDOUN, « La déconstruction des libertés universitaires par le Conseil constitutionnel. A propos de la décision n° 2020-810 DC du 21 décembre 2020 », AJDA 2021¸ p. 553-560 et D. ROUSSEAU, P.-Y. GAHDOUN et J. BONNET, « Le Conseil constitutionnel vide de sa substance le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs », Le Monde, 8 janvier 2021, disponible à l’adresse : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/08/le-conseil-constitutionnel-vide-de-sa-substance-le-principe-d-independance-des-enseignants-chercheurs_6065565_3232.html.
[18] M.-A. DE MONTECLER, « Recrutement des professeurs de droit : le CNU revient dans le jeu », AJDA 2021¸ p. 421.
[19] Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, « Recrutement des professeurs d’université en sciences juridiques et en science politique : mise en place d’une expérimentation pour 3 ans », Communiqué, 18 février 2021, https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid157130/www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid157130/recrutement-des-professeurs-d-universite-en-sciences-juridiques-et-en-science-politique-mise-en-place-d-une-experimentation-pour-3-ans.html