
Par Audrey-Pierre SO’O
Doctorant en droit public à l’URCA – CRDT
« Gouverner c’est prévoir, et on voit bien que rien n’a été prévu malgré la première vague. Pour nous faire entendre, notre seule arme c’est de déposer des plaintes », ainsi s’exprimait la représentante de l’association Victimes Coronavirus France. À ses yeux, le Gouvernement a omis de combattre un sinistre. Il faut donc rechercher « qui savait quoi et à quel moment ». Ce que doivent pouvoir établir les plaintes déposées devant la Cour de justice de la République contre Olivier Véran, Édouard Philippe, Agnès Buzyn et récemment contre Jean Castex.
Si l’affaire du « sang contaminé »[1] et l’affaire Tapie interpellent intuitivement, peu de citoyens lambda, si ce n’est quasiment aucun, ont entendu parler de l’institution qui s’est prononcée sur le sort des mis en cause. Même les étudiants en droit savent à peine de quoi il est véritablement question. La Cour de justice de la République est étudiée en droit constitutionnel première année, et ce n’est certainement pas la partie du programme la plus intéressante pour le public étudiant. Pour peu qu’un étudiant s’en souvienne, l’intérêt affiché pour cette juridiction à éclipse reste faible par rapport au jeu institutionnel, plus captivant et passionnant. Mais à l’heure où la crise sanitaire actuelle remet la Cour de justice de la République au-devant de la scène, il faut se rafraîchir la mémoire : pourquoi cette institution est associée aux crises, aux scandales et n’apparaît que sporadiquement ?
Une juridiction comme les autres ? Certainement pas.
C’est d’abord parce qu’une seule catégorie de justiciables, les membres du Gouvernement, peut être attrait devant cette Cour qu’elle se distingue des juridictions de droit commun, civiles et administratives. L’argument juridique consiste à dire que le statut ministériel vise à concilier plusieurs objectifs : en même temps qu’on veut éviter de laisser les ministres à la merci des juridictions pénales, il est important de ne pas établir un régime d’impunité total pour les fautes qu’ils commettent pendant l’exercice de leurs fonctions. C’est ainsi que les articles 68-1 et 68-2, soit le titre X, de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoient une responsabilité pénale aménagée : les membres du Gouvernement ne sont pas, en théorie, surprotégés dans l’exercice de leurs fonctions[2].
Ensuite, si la Cour de justice de la République n’est pas une juridiction comme les autres c’est parce que la responsabilité pénale des ministres dépend du moment de l’infraction. Concrètement, pour des infractions qui ne sont pas liées à la fonction ministérielle ou commises avant ladite fonction, la responsabilité pénale de droit commun s’applique : le ministre répondra de ses actes devant les tribunaux ordinaires. En revanche, pour des infractions liées à un acte commis dans l’exercice de leurs fonctions, la Cour de justice de la République sera compétente.
Enfin, et surtout, ce qui fait la singularité de cette Cour c’est sa composition essentiellement politique : parmi les quinze juges, on dénombre douze parlementaires – 6 députés et 6 sénateurs – et trois magistrats du siège à la Cour de cassation dont l’un préside la Cour[3].
La critique selon laquelle les ministres bénéficient d’un privilège de juridiction ne surprend donc pas : non seulement la compétence de la Cour est exclusive, mais en plus, sa composition lui donne un caractère politique. Il n’est pas étonnant que sa suppression ait été proposée par la Commission Jospin qui militait pour un transfert du jugement des ministres au tribunal de grande instance de Paris, dans une formation collégiale, avec une Commission d’examen préalable qui jouerait un rôle de filtre des plaintes. On se souvient aussi, sous l’impulsion d’Émmanuel Macron, que le projet de loi constitutionnelle du 9 mai 2018 prévoyait sa suppression : le jugement des ministres devant se faire par une formation de la Cour d’appel de Paris ; une Commission des requêtes devant jouer le rôle de filtre des affaires.
Une juridiction dissuasive ? On peut en douter.
D’emblée, les choses paraissent séduisantes par un intérêt à agir largement reconnu aux requérants : peut saisir la Cour, toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un ministre. Cette fois, le requérant est rassuré par le caractère fortement juridictionnel de la procédure. La saisine de la Cour n’est peut-être pas directe, mais ici on ne retrouve plus les mêmes griefs que ceux qui affectent la composition de la formation de jugement. Le rôle de filtre revient à une « Commission des requêtes » constituée de trois magistrats du siège hors hiérarchie de la Cour de cassation, deux conseillers d’État et deux conseillers maîtres à la Cour des comptes désignés pour cinq ans. Cette Commission a un pouvoir considérable en ce qu’elle peut soit classer l’affaire soit décider de la transmettre au Procureur général de la Cour de cassation, lequel décide de l’opportunité des poursuites devant la Cour de justice de la République.
Néanmoins, le requérant peut très vite être déçu par la suite : non seulement on a un double filtre qui limite les requêtes abusives, mais en plus, en pratique, cette commission se montre stricte dans l’examen des dossiers en écartant la quasi-totalité des plaintes. Une sévérité qu’on peut lui reprocher. Et ce n’est pas tout : une fois la Cour de justice de la République saisie du dossier, celui-ci est confié à une commission d’instruction qui auditionne le membre du Gouvernement en cause. C’est encore un nouveau filtre : la commission d’instruction peut décider soit d’abandonner les poursuites soit d’y donner suite en jugeant le ministre. On admettra que la Cour de justice de la République puisse être saisie après la fin des fonctions du ministre si le crime ou le délit n’est pas prescrit. On notera par ailleurs que le jugement rendu soit susceptible d’appel devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation. Toujours est-il qu’un tel fonctionnement accrédite l’idée d’une juridiction de privilèges. Peu de fois, les ministres arrivent devant la formation de jugement. Quand la procédure aboutit, les sanctions prononcées font douter du caractère dissuasif de l’institution. En témoignent, quelques décisions confrontant la nature de l’infraction à la décision prise.
Arrêt du 30 septembre 2019[4]
– Nature de l’infraction : révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire.
– Sanction :« Après en avoir délibéré et voté conformément à l’article 32 de la Loi organique du 23 novembre 1993 : Déclare M. X… coupable d’avoir, à Paris, en tout cas sur le territoire national, les 4 et 5 mai 2017, en tout cas depuis un temps non couvert par la prescription, alors qu’il était membre du Gouvernement, ministre de la justice, garde des sceaux, révélé des informations à caractère secret dont il était dépositaire en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, en l’espèce, en transmettant à M. Y… une fiche d’action publique établie par les services de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice, rendant compte de l’état et des perspectives d’évolution d’une enquête préliminaire mettant en cause ce dernier, puis un courriel d’actualisation de cette fiche. Délit prévu et réprimé par les articles 226-13 et 226-31 du code pénal. Condamne M. X… à une peine d’emprisonnement délictuelle d’un mois. Vu l’article 132-31, alinéa 1er, du code pénal ; Dit qu’il sera sursis totalement à l’exécution de cette peine dans les conditions prévues par cet article. Suite à cette condamnation assortie du sursis simple, le prévenu est informé par le président et le présent arrêt de l’avertissement prévu à l’article 132-29 du code pénal, à savoir que s’il commet une nouvelle infraction, il pourra faire l’objet d’une condamnation qui sera susceptible d’entraîner l’exécution de la première peine sans confusion avec la seconde, et qu’il encourra les peines de la récidive dans les termes des articles 132-9 et 132-10 du code pénal.
Le condamne au paiement d’une amende de 5 000 euros. Le président précise à l’intéressé que s’il s’acquitte du montant de cette amende dans un délai d’un mois à compter de la date à laquelle cette décision a été prononcée, ce montant sera minoré de 20% sans que cette diminution puisse excéder 1 500 euros (article 707-2 du code de procédure pénale) ».
Arrêt du 19 décembre 2016[5]
– Nature de l’infraction : Détournement de fonds publics commis par un tiers et résultant de la négligence de Madame L… (Article 432-16 du code pénal).
– Sanction : « Déclare Mme Christine X… coupable du délit de négligence par une personne dépositaire de l’autorité publique dont il est résulté un détournement de fonds publics par un tiers, à hauteur de 45 millions d’euros. Dispense Mme Christine X… de peine. Dit que la décision ne sera pas mentionnée au casier judiciaire de l’intéressée ».
Arrêt du 30 avril 2010[6]
– Nature de l’infraction : corruption passive par une personne dépositaire de l’autorité publique, complicité d’abus de biens sociaux, complicité de recel d’abus de bien sociaux.
– Sanction : « Déclare Charles X… non coupable du délit de corruption. Le déclare non coupable des délits de complicité d’abus de biens sociaux et de complicité de recel commis au préjudice de la société « GEC Alsthom Transport ». Le déclare coupable des délits de complicité d’abus de biens sociaux et complicité de recel commis au préjudice de la SOFREMI, En répression, le condamne à un an d’emprisonnement. Dit qu’il sera sursis à l’exécution de cette peine ».
Quelques rares fois seulement, et en forçant le trait, les sanctions prononcées par la Cour de justice de la République peuvent paraître sévères, notamment une peine d’emprisonnement de trois ans pour escroquerie[7]. Il ne faut cependant pas trancher radicalement. Les perquisitions faites dans différents ministères dans le cadre des plaintes relatives à la gestion de la crise sanitaire signifient peut-être que la première salve d’une jurisprudence plus dissuasive et non purement symbolique est tirée. L’affaire est à suivre !
[2] Voir le discours prononcé pour l’installation de la Cour de justice de la République, le 10 février 1994 : https://www.courdecassation.fr/autres_juridictions_commissions_juridictionnelles_3/cour_justice_republique_616/installation_cour_9962.html
[3] Voir Loi organique n°93-1252 du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?dateTexte=20100830&cidTexte=JORFTEXT000000864576&fastPos=7&fastReqId=1045354725&oldAction=rechExpTexteCode