
Par Nicolas BRIANZA
ATER en droit public à l’URCA – CRDT
Le 15 avril 2019, l’un des plus célèbres monuments du patrimoine architectural français était ravagé par les flammes : la Cathédrale Notre-Dame de Paris. C’est la France entière qui s’en trouve bouleversée : l’émotion est immense, le désir d’agir encore plus. Il faut reconstruire ce joyau parisien. Aussitôt l’État, copropriétaire du site avec la ville de Paris, décide d’intervenir. Et dès le lendemain, le Président de la République annonce le lancement imminent d’une souscription nationale[1] ainsi que la reconstruction de l’édifice dans un délai de cinq ans.
Huit jours plus tard, le 24 avril, la Cour des comptes publie un communiqué[2]annonçant qu’eu égard à « l’importance des sommes en jeu, la dimension symbolique de cette reconstruction et l’impact fiscal des dons », elle rendrait chaque année un rapport sur le processus de reconstruction ainsi que sur la gestion des fonds recueillis.
Le 30 septembre 2020, le premier de ces rapports a été publié[3]. La juridiction financière y dresse un bilan accablant de la gestion de l’édifice antérieure à l’incendie (1), tire des conclusions mitigées de la mobilisation qui a suivi ce dernier (2), examine minutieusement la souscription nationale qu’il a suscité (3) et décortique le régime juridique du nouvel établissement public administratif chargé du processus de rénovation (4).
1. Un bilan accablant de la gestion de l’édifice antérieure à l’incendie
La Cour des comptes commence par pointer du doigt la complexité du régime juridique de l’édifice. Un « enchevêtrement » (p. 23) qui « selon une répartition complexe » (p. 23) pose le principe d’une propriété partagée du bâtiment entre l’État et la ville de Paris. Quant à la disposition de la cathédrale, c’est au clergé que revient l’organisation du culte et des espaces qui lui sont affectés. Parallèlement, le Centre des monuments nationaux et deux associations avaient la charge d’y organiser des visites payantes ainsi que l’accès aux Trésors entreposés.
Un méli-mélo dont l’incendie a mis en lumière l’incohérence. Ainsi lorsque s’est posée la question de l’évaluation des dégâts occasionnés au patrimoine immobilier, il est apparu qu’il n’existait pas d’inventaire précis des biens entreposés dans la cathédrale. Si l’étude d’impact de la loi de souscription mentionne 2 000 objets appartenant à 80% à l’État[4], un inventaire établi par la préfecture en novembre 2019 fait lui état de 1 300 pièces. Ce problème de compatibilité dû en partie à la propriété partagée de l’ensemble de ces biens (entre l’État, la ville de Paris et le diocèse) illustre bien le défaut de clarté qui caractérise cette affaire. Défaut qui, comme le rappelle la Cour, est fortement préjudiciable dans la mesure où l’établissement de la propriété de chaque objet entraîne la charge pour son propriétaire d’assurer sa restauration (p. 27).
De la même manière, et peut être de façon plus problématique, la mise en œuvre des règles de sécurité incendie au sein de l’édifice révèle également une grande complexité. Définies par une convention du 19 décembre 2014, elles prévoient notamment l’intervention simultanée de l’État, du clergé et du Centre des monuments nationaux. L’on pourrait supposer que des interventions multiples seraient un gage d’une sécurité renforcée, pourtant les faits ont prouvé le contraire. Qui plus est, cette concomitance a entraîné une dilution des responsabilités. Conséquemment la Cour en appelle à « une clarification des responsabilités de gestion du site, afin d’en asseoir juridiquement le cadre et d’en préciser les modalités » (p. 31).
Les magistrats financiers pointent également du doigt le mauvais état de l’édifice antérieurement au sinistre. Entre 2000 et 2016, l’État a engagé 16,1 millions d’euros de travaux de restauration auxquels s’ajoutent près de 600 000 euros annuels de travaux d’entretien divers. Pourtant, selon la Cour, « ces montants étaient très loin d’être à la hauteur des responsabilités qui incombaient à l’État » (p. 36). Elle rappelle en effet que deux rapports de 2014 et 2015 chiffraient à près de 87 millions d’euros le montant que nécessitaient les opérations de restauration d’urgence de court et de moyen terme (près de 13 millions rien que pour les réparations d’urgence à court terme).
Un programme de restauration d’ampleur a toutefois été engagé en 2016 représentant une dépense d’environ 58 millions d’euros sur la période 2016-2028 (avec un apport de l’État d’au minimum 2 millions d’euros par an). Cependant cet effort visait à répartir sur une douzaine d’années une enveloppe équivalente à celle que nécessitaient des travaux d’urgence de court et de moyen terme (l’estimation de 2014, que reprend la Cour, était de 59,5 millions d’euros). L’effort de l’État (complété par le mécénat) était donc encore « en deçà des besoins » (p37). L’incendie du 15 avril 2019 a encore aggravé la situation. Mais hormis l’évocation d’une catastrophe culturelle, cette date marque également un nouvel élan, une nouvelle mobilisation pour la sauvegarde du monument. Toutefois, là encore, les magistrats financiers en tirent des conclusions mitigées (2).
2. Des conclusions mitigées quant à la mobilisation suivant l’incendie
La Cour des comptes reconnaît que l’incendie du 15 avril a été suivi d’une « mobilisation immédiate des services de l’État » (p45). En l’espèce, la gestion de l’affaire revenait à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC)[5]. Si la Cour ne conteste pas que cette dernière a réagi très rapidement, notamment face au risque sanitaire que représentait la présence de plomb sur le site, elle est en revanche critique quant à certaines modalités de l’action menée.
Le sinistre a stoppé net le programme de travaux lancé en 2016 ; la DRAC a ainsi résilié tous les marchés publics déjà passés en application de ce dernier. Et elle en a conclu d’autres afin d’assurer les travaux de sauvegarde et de restauration nécessaires. C’est la manière dont elle l’a faite que conteste la Cour. Même une fois l’incendie maîtrisé, l’édifice continuait de menacer de s’effondrer. La DRAC a ainsi passé un certain nombre de marchés de travaux destinés à assurer la stabilisation de l’état du bâtiment. La situation exigeant la célérité, le choix d’un mode de passation dérogatoire a été fait.
La conclusion d’un marché public est substantiellement conditionnée par des obligations de publicité et de mise en concurrence[6]. Pour autant, des régimes dérogatoires existent. En l’occurrence l’article R2122-1 du code de la commande publique prévoit une dispense des obligations de publicité et de mise en concurrence « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances extérieures et qu’il ne pouvait pas prévoir ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées ». En s’appuyant sur un arrêté de péril du préfet de police de Paris, la DRAC a choisi d’utiliser cette disposition afin de conclure rapidement un certain nombre de marchés publics.
La Cour conteste toutefois l’excès d’utilisation de ce régime juridique dérogatoire. Elle note ainsi que « si certains travaux relèvent de l’urgence impérieuse […] d’autres, moins directement liés à la consolidation immédiate de l’édifice […] relèvent de procédures usuelles de marchés et doivent faire l’objet de mises en concurrence » (p. 50). La DRAC fut apparemment consciente de l’existence d’une échelle dans la priorité des travaux à réaliser. En effet, elle a d’abord établi des devis pour les travaux les moins urgents avant que, le 4 septembre 2019, la décision soit prise de passer tous les marchés sous ce régime particulier.
Juridiquement, il serait logique d’en déduire une fragilité de ces derniers, et une forte probabilité de résiliation en cas d’action contentieuse. Pourtant d’un point de vue factuel, ce risque paraît minime dans la mesure où les prestataires retenus sont pour partie ceux qui avaient remporté les marchés passés en vertu du plan de rénovation amorcé en 2016. En revanche, l’action d’entreprises tiers s’appuyant sur la jurisprudence[7] du Conseil d’État en la matière est une hypothèse non négligeable[8]. Toutefois, rien ne laisse présager l’interprétation que la haute juridiction entendrait donner à la notion « d’urgence impérieuse »…
A côté de ces questions d’accomplissement de travaux, la Cour s’est également minutieusement interrogée sur la souscription qui les a rendus possibles (3).
3. Un examen minutieux de la souscription nationale
L’ampleur du désastre réclamait une enveloppe financière conséquente. La souscription nationale mise en œuvre par la loi n° 2019-803 du 29 juillet 2019 visait à satisfaire ce besoin. Au total, au 31 décembre 2019, près de 825 millions d’euros avaient été récoltés. L’article 2 de la loi prévoit que les fonds récoltés sont « exclusivement destinés au financement des travaux de conservation et de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et de son mobilier dont l’État est propriétaire ainsi qu’à la formation initiale et continue de professionnels disposant des compétences particulières qui seront requises pour ces travaux ».
L’interprétation qui a été faite de cette exigence quant à l’utilisation des fonds récoltés est contestée par la Cour des comptes. À ce titre, elle considère comme « extensive » (p. 90) l’inclusion dans le champ de l’article 2 des frais de maîtrise d’ouvrage. De façon encore plus emblématique, la Cour a critiqué le prélèvement par les organismes collecteurs de fonds de frais de gestion sur les dons reçus.
Originellement, la Cour rappelle que cette imputation avait été au départ écartée par le Gouvernement (p. 91-92). Le Conseil d’État l’exprime d’ailleurs très clairement dans son avis sur ce projet de loi[9] : « le Conseil d’État relève en particulier que ces organismes sont, selon les indications données par le Gouvernent, les seules structures à but non lucratif dont la mission est la protection du patrimoine ayant la capacité, par leur dimension, à gérer les montants des dons attendus sans imposer de frais de gestion et estime, par suite, que le projet de loi peut les désigner pour collecter les dons versés au titre de la souscription, sans procéder à une publicité ou à une mise en concurrence préalable ». En d’autres termes, si l’imputation de ces frais avait été annoncée, il y aurait probablement eu mise en concurrence des candidats au rôle d’organismes collecteurs. Et par ricochet, cela aurait pu se traduire par des frais de gestion moins élevés. La chose peut paraître anodine. Pourtant à elle seule la Fondation du patrimoine a prélevé plus d’un demi-million d’euros de frais. Quant à la Fondation de France, il n’y pas de chiffre disponible mais elle a plafonné ses frais à 1,5% des dons. Au final, les sommes en jeu sont donc tout sauf insignifiantes.
La date du 1er décembre 2019 marque un nouveau tournant dans le processus de restauration de Notre-Dame. En effet, c’est depuis cette date qu’a commencé à fonctionner l’établissement public institué par l’article 9 de la loi du 29 juillet 2019. La Cour des comptes a également analysé le régime juridique de cette nouvelle entité (4).
4. L’examen critique du régime juridique du nouvel établissement public
L’article 9 de la loi de souscription nationale prévoit qu’il sera créé « un établissement public de l’État à caractère administratif » qui aura pour mission « d’assurer la conduite, la coordination et la réalisation des études et des opérations concourant à la conservation et à la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris ». La Cour note l’originalité de ce processus (p. 105-106). D’ordinaire, les chantiers similaires relèvent de services déconcentrés du ministère de la culture. Pourtant, le Gouvernement a fait le choix d’un établissement public au motif que les différents opérateurs existants ne disposaient pas « d’une gouvernance reflétant pleinement la diversité des personnes intéressées à la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris »[10].
Un point est également fait sur les très larges missions de cette nouvelle entité (p. 108-109), ces dernières allant de la réalisation des travaux à la recherche de nouveaux fonds, en passant par l’aménagement des environs immédiats de la cathédrale.
La Cour a cependant critiqué la manière dont le fonctionnement du nouvel établissement public pèse sur les fonds collectés. S’il est admis que les ressources de ce dernier proviennent en partie des dons, les magistrats financiers contestent certaines des charges qui lui incombent. Ils relèvent ainsi que l’occupation de locaux près de la cathédrale représente un coût annuel de 213 000 euros (p. 113). Cette redevance leur apparaît injustifiée dans la mesure où ces locaux appartiennent à l’État. Elle estime ainsi que « compte tenu de la nature des recettes de l’établissement, provenant exclusivement des versements des donateurs via les fonds de concours, l’arbitrage rendu en réunion interministérielle qui a conduit à lui demander le versement d’une redevance […] témoigne moins d’un souci de rigueur que d’un effet d’aubaine éminemment contestable ». De la même manière, la refacturation par l’État à l’établissement public des charges d’entretien courant (environ 62 000 euros par an) lui paraît éminemment contestable (p. 114). En effet, même si celle-ci est de droit, l’article R2313-6 du code général de la propriété des personnes publiques prévoit un mécanisme dérogatoire. Pour la Cour, ce dernier aurait dû être utilisé vu la nature des ressources de l’établissement public (p. 113-114). De la même manière, la juridiction financière estime que le financement de cet organisme devrait reposer de façon plus significative sur des crédits qui lui seraient alloués par le ministère de la culture (p. 118). Une telle mesure permettrait d’alléger le poids que représentent les dépenses non directement liées à la restauration de l’édifice sur le capital issu de l’élan de solidarité provoqué par l’incendie.
Ces éléments de gestion amènent la Cour à réclamer l’établissement « d’une comptabilité permettant de retracer précisément l’emploi des fonds, notamment afin de pouvoir rendre compte de leur utilisation aux donateurs » (p. 120). Cette exigence de transparence quant à l’emploi des fonds issus de la souscription est d’ailleurs le fil conducteur de tout le rapport.
Finalement, il apparaît que la Cour des comptes a dressé un bilan pour le moins contrasté des différents dispositifs mis en œuvre pour la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame De Paris. Et bien que des recommandations aient été formulées, il reste à s’interroger sur la suite qui leur sera donnée. L’existence même d’une suite apparaît incertaine. Les réponses des différents organismes concernés annexées en fin de rapport rendent pessimiste. Par exemple, concernant la question de la propriété de l’édifice, le ministre de la culture répond qu’une réflexion sera menée sans plus de précision[11](p. 167). De son côté le président de l’établissement public (p. 170-171) annonce partager « très largement les constats du rapport ». Toutefois, il est à noter qu’à chaque point soulevé sa réponse demeure la même : les opérations se déroulent en pleine transparence. Devant ces réponses laconiques il y a lieu de se demander si la Cour sera, une nouvelle fois, réduite au rôle de Cassandre condamnée à ne jamais être écoutée.
[1] Ce sera l’objet principal de la loi n° 2019-803 du 29 juillet 2019.
[2] Disponible à l’adresse https://www.ccomptes.fr/fr/communiques-presse/la-cour-controlera-les-fonds-mobilises-pour-la-reconstruction-de-notre-dame-de (consulté le 20/10/2020).
[3] Disponible à l’adresse https://www.ccomptes.fr/fr/publications/la-conservation-et-la-restauration-de-la-cathedrale-notre-dame-de-paris (consulté le 20/10/2020).
[4] Disponible à l’adresse https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/Media/Files/autour-de-la-loi/legislatif-et-reglementaire/etudes-d-impact-des-lois/ei_art_39_2019/ei_micx1911677l_pjl_restauration_et_conservation_notre-dame_cm_24.04.2019.pdf et en l’espèce plus particulièrement la page 8 (consulté le 20/10/2020).
[5] Et ce jusqu’à la date du 1erdécembre 2019 où l’établissement public administratif créé par la loi du 29 juillet 2019 a pris le relais.
[6] Hormis pour les marchés à procédure adaptée (MAPA) dont le montant inférieur à 25 000 euros hors taxes peut justifier l’exonération des obligations de publicité et de mise en concurrence.
[7] Notamment les décisions n° 358994 « Tarn-et-Garonne » du 4 avril 2014 et « Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche » n° 398-445 du 30 juin 2017
[8] Au moment de la rédaction de ces lignes (octobre 2020), aucune action contentieuse n’a été enregistrée.
[9] Disponible à l’adresse https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/Media/Files/autour-de-la-loi/legislatif-et-reglementaire/avis-du-ce/2019/avis_ce_micx1911677l_pjl_restauration_et_conservation_notre dame_cm_24.04.2019.pdf et en l’espèce plus particulièrement la page 8 (consulté le 20/10/2020).
[10] Cf l’étude d’impact du projet de loi cit. p. 23.
[11] À la recommandation « Engager, sans attendre la réouverture de la cathédrale, les discussions entre l’ensemble des parties concernées par la propriété et le fonctionnement du monument », la réponse du ministre précise seulement que « la durée de fermeture de l’édifice, d’un minimum de quatre années, permettra une réflexion approfondie sur les conditions de réouverture de la cathédrale ». C’est dire l’ambigüité de cette dernière.